CHAPITRE IX

LE FOND DE CADECT

Béni sois-tu quand le griot vient te chercher, La joie terrasse la peine de la séparation, Honorés jusqu’à la septième génération, Les tiens espèrent ton retour du passé.

Chant de l’apprenti céleste,

Livre second des Wehud,

 archives de la bibliothèque royale des Nues,

Jezomine.

Tantôt aigus, tantôt graves, les hurlements planaient un long moment dans la pénombre de la pièce avant de se dissoudre dans le silence. Ils arrivaient par vagues successives, perforaient les murs comme des lames, cisaillaient les nerfs.

Les mains posées sur les oreilles, les yeux baissés, Olphan et Ezmaïda s’étaient recroquevillés sur eux-mêmes, et Jaïfe n’avait pas tardé à les imiter. Il ne songeait même pas à ramasser sa calotte tombée à ses pieds. Ses doigts se tordaient d’épouvante dans ses cheveux hérissés.

Immobile sur son coussin, Seke se concentrait sur les sons, s’efforçant de percevoir leurs intentions, leurs formes cachées sous leur résonance lugubre. Différents des bruits des hommes, ils provenaient d’un lointain ailleurs, ils ouvraient des brèches sur un autre espace, un autre temps. Ce n’étaient pas non plus les murmures ineffables des grands cycles de la Création, ils contenaient des nuances à la fois plaintives et menaçantes qui confirmaient les craintes d’Olphan et les dires de Yorgäl.

Seke dirigea son attention vers sa respiration et oublia les limites de son corps. Ainsi procédaient Autre-mère et les siens lorsque la faim les poussait à chercher leur nourriture dans les oasis et que le moindre faux mouvement, le moindre bruit auraient risqué de trahir leur présence.

Les cris étaient bien l’expression d’un malheur, d’une déchéance, même s’il était impossible de leur associer une forme précise. Proférés pour dépecer, pour déchirer, ils jaillissaient de partout à la fois comme une nuée de chausserilles de l’ur-phah, puis ils ne formaient qu’un seul et même ululement à la puissance terrifiante, à la façon d’un vent d’équinoxe se ruant dans les gorges. À en croire les réactions d’Orphan et d’Ezmaïda, les habitants d’Hernaculum avaient trouvé pour seule parade de se claquemurer dans leurs maisons et de se boucher les oreilles jusqu’au retour du silence.

La curiosité de Seke se fit soudain plus forte que sa frayeur, irrésistible. Il se leva et, bâillonnant la petite voix intérieure qui le suppliait de retourner à sa place, se précipita vers la sortie. Il localisa la porte bien que la torche eût cessé de brûler depuis un bon moment, traversa l’enfilade de pièces par laquelle ils étaient arrivés, entrevit des silhouettes figées dans l’obscurité, buta sur un objet qu’il écarta d’un coup de pied, parcourut le couloir en quelques foulées et passa sur la terrasse d’où partaient plusieurs passerelles.

Le cœur battant, il ne décela pas un mouvement, pas un frémissement dans la nuit si noire qu’il ne voyait pas à cinq pas devant lui. Hernaculum n’était qu’un gouffre insondable d’où émergeaient les taches grisâtres des habitations les plus proches.

Il franchit une passerelle au pas de course, déboucha sur une deuxième terrasse, s’engouffra dans un escalier tournant qui donnait sur une ruelle pentue. A la moiteur des heures précédentes avait succédé une fraîcheur piquante, aussi pénétrante qu’une bise de la saison de l’ur-jen. Seke ne discerna rien dans la ruelle ni dans les suivantes, ni sur le pont aux arches élégantes qui enjambait la faille ni sur l’autre bord. Il se concentra sur les cris en espérant qu’ils lui indiqueraient une direction, mais ils s’éloignaient désormais comme les échos d’un orage finissant.

Seke explora plusieurs places et ruelles sans résultat. Le silence se posait à nouveau sur la nuit déserte et, avec lui, la moiteur familière du continent Nube. Balançant entre soulagement et frustration, il décida de rebrousser chemin. Il se trompa de pont à plusieurs reprises et mit un temps fou à retrouver la maison d’Olphan. Les lumières rallumées de chaque côté de la faille transformaient les parois en ciels fuyants et parsemés d’étoiles.

Des mines rongées par l’inquiétude l’encerclèrent lorsqu’il poussa la porte de la pièce. Pas seulement Olphan, Ezmaïda et Jaïfe, mais des voisins qui l’avaient entendu sortir et qui étaient venus aux nouvelles. Les yeux brillants, son condisciple l’accueillit avec une ferveur qui lui réchauffa le cœur.

« Tu serais parti un tout petit peu plus tôt, il ne resterait pas grand-chose de toi, maugréa Olphan. C’est de ma faute. J’aurais dû te prévenir : les cris des déchus agissent sur certains comme des chants de sirène, comme des envoûtements.

— Tu les as... vus ? » demanda Jaïfe.

Seke secoua lentement la tête. Les hommes commentèrent l’événement avec Olphan. Ezmaïda et une autre femme plus âgée, vêtue d’une robe grise, se lancèrent dans une conversation silencieuse en se servant de leurs mains et de leurs yeux. Une gourde de peau atterrit dans les mains de Seke. Encouragé par ses vis-à-vis, il en porta le goulot à ses lèvres et but une gorgée d’un alcool amer qui lui incendia la gorge et lui emplit les yeux de larmes. À peine eut-il tendu la gourde à Jaïfe qu’une chaleur intense, à la limite du supportable, se diffusa dans sa tête, dans son corps, que les formes se mirent à tanguer, non seulement les flammes des torches, mais aussi les murs, les meubles, les corps, le sol... Il vacilla, entendit des rires avant de s’affaisser, prit encore conscience que des bras le retenaient, le portaient dans un coin de la pièce, l’allongeaient sur une couche confortable, lui retiraient ses chaussures, étalaient une couverture sur ses jambes.

Il sombra dans un sommeil hanté par les cauchemars.

Une sensation prolongée de chaleur et de mouvement le réveilla. La nuit se peuplait de ronflements et d’expirations sifflantes. Un charivari nauséeux, douloureux, régnait sous son crâne ; sa langue, le « goûteur curieux » des enfants du Tout, avait triplé de volume.

Un frottement insistant s’exerçait sur son lung empêtré dans ses vêtements. Il glissa la main sous la couverture, entra en contact avec une peau souple et brûlante, épousa l’arrondi d’une hanche, le haut d’une fesse, le creux d’une aine, la surface légèrement bombée d’un ventre. Il pensa qu’il errait encore dans l’un de ces songes confus qui lui dérobaient des plaisirs impalpables. Sa main s’égara entre des cuisses entrouvertes, merveilleusement lisses, se fourvoya dans des replis humides et chauds. Interdit, il la retira et la maintint suspendue jusqu’à ce qu’une autre main saisisse son poignet et l’invite à caresser deux rondeurs souples et tendres. Puis, tandis qu’il explorait enfin ces attributs féminins qui l’avaient tant fasciné avant le passage des déchus, des doigts se faufilèrent à l’intérieur de son pantalon et s’emparèrent de son lung. Des ondes fulgurantes lui irradièrent le bas-ventre. Il se mit à trembler, mais ne chercha pas à se soustraire à ce contact. De même il se laissa faire lorsque les doigts dégagèrent son lung de sa prison de tissu et le guidèrent vers les replis humides qu’il avait effleurés quelques secondes plus tôt. Maintenant, il sentait la pression de deux fesses contre son bas-ventre. La femme — Ezmaïda ? – accomplissait cette succession de gestes en lui tournant le dos. Ils s’emboîtaient l’un dans l’autre comme les enfants du Tout lors de leurs transes de fécondation. Le lung de Seke s’insinua dans un conduit souple et moite qui l’enserrait avec une douceur incomparable. Il ne savait toujours pas s’il évoluait dans un rêve ou la réalité, il devinait seulement que la femme l’avait accueilli en elle. Elle bougeait lentement contre lui. Chacun de ses mouvements s’accompagnait d’un frottement à peine perceptible et d’une expiration bruyante. La main posée sur la poitrine de sa partenaire, il se sentait tout entier contenu dans son souffle, dans son battement, il baignait dans une chaleur voluptueuse, euphorique, comparable à celle de Danseur-dans-la-tempête dans les tourbillons de sable.

La jouissance les surprit tous les deux comme une tempête des flâneurs imprudents. Elle poussa un interminable gémissement, remua frénétiquement le bassin et fut parcourue de tremblements avant de s’abandonner contre lui. Il eut la sensation de se projeter tout entier en elle, puis, hors d’haleine, abasourdi, il flotta un long moment entre rêve et réalité.

La femme sortit de sa torpeur, souleva la couverture et s’évanouit dans les ténèbres de la pièce. Bien que saisi par une désagréable fraîcheur, Seke n’essaya pas de la retenir. La violence du plaisir rôdait déjà en lui comme un souvenir insaisissable. La boisson offerte par les voisins d’Olphan n’était sans doute pas étrangère à son inertie. Il mit pourtant du temps à se rendormir, harcelé par une nuée de questions sans réponses.

À son réveil, un flot de lumière vive s’engouffrait par la fenêtre. Le regard complice d’Ezmaïda, vêtue d’une robe blanche et assise près de la table basse, le ramena aux événements de la nuit. Les frémissements qui couraient sur sa peau et l’odeur inhabituelle de son corps indiquaient qu’il n’avait pas rêvé, qu’il s’était réellement passé quelque chose entre cette femme et lui. Il remonta son pantalon tire-bouchonné à ses pieds et emprisonna son lung, tendu et douloureux comme tous les matins. Un bruit d’écoulement attira son attention. Il aperçut les vêtements de Jaïfe posés sur le paravent tiré devant le bassin circulaire et le bec métallique. À l’étroit dans son enveloppe d’homme, il lui tardait maintenant de rejoindre son maître Mar-mat. Seul le griot pourrait démêler les sentiments qui l’encombraient et l’empêcher de s’engager dans des chemins sans issue.

Olphan dormait toujours à poings fermés sur la large couche installée dans un recoin sombre de la pièce. Son ronflement dominait le brouhaha des habitations contiguës. Seke dut vaincre ses réticences pour rejoindre Ezmaïda près de la table basse. Il sentait confusément que leur rapprochement nocturne, même furtif, était une double trahison envers le conteur et envers Jaïfe. Il comprenait désormais l’enthousiasme de Yorgäl quand il évoquait les plaisirs prodigués par les femmes. Il saisit les fruits secs qu’Ezmaïda lui présentait sans la fixer dans les yeux ni lui rendre son sourire. Le frôlement des doigts de l’épouse du conteur déclencha une série de frissons sur son avant-bras. Son corps manifesterait son besoin d’exulter à chaque occasion, parce que la fulgurance du plaisir était maintenant fichée dans sa mémoire. Chaque fois que son lung se dresserait, il repenserait à cette nuit, à la douceur ensorcelante du nid secret des femmes, à l’ivresse magnifique de la fusion.

« Bien dormi ? »

Vêtu de son ensemble vert sombre, coiffé de sa calotte, Jaïfe s’avançait vers la table basse. Seke ne répondit pas, pétrifié par l’apparition du disciple d’Eyland Volgen. Un tumulte violent s’était levé dans son esprit, où se mêlaient les incertitudes et les remords.

« Si tu veux prendre un bain, c’est libre. »

Comme il ne bougeait pas, Ezmaïda saisit Seke par la main, l’entraîna vers le paravent, lui montra le bassin de pierre et, d’un geste du bras, lui ordonna de se déshabiller. Il mourait d’envie de se baigner. L’eau emporterait peut-être les spectres nocturnes, le rendrait à son innocence originelle. Il commença à retirer ses vêtements.

Ezmaïda attendit que le bassin fût entièrement vide pour actionner une petite vanne placée sous le bec métallique. L’eau jaillit en force, se pulvérisa sur le fond de pierre lisse et souleva une légère brume dont la fraîcheur surprit Seke. Par signes, la femme du conteur lui montra comment refermer la vanne et l’invita à enjamber le bord du bassin. Elle eut un sourire énigmatique quand son regard tomba sur le lung de l’apprenti griot, puis elle ramassa les vêtements, les posa sur la tranche du paravent et se retira.

« Hé ! Hé ! »

Consternés, Seke et Jaïfe virent la silhouette de Yorgäl se détacher de la foule massée sur la petite place. Ils n’avaient pas parcouru beaucoup de chemin depuis qu’ils avaient franchi le pont jeté au-dessus du précipice. Ils avaient décidé de visiter la ville pendant la journée et de regagner la maison du conteur au crépuscule. Mal réveillé, grincheux, Olphan s’était contenté de leur rappeler leur promesse de lui parler de leurs mondes. Il leur avait également donné le moyen de se repérer dans Hernaculum : il leur suffirait de demander aux passants la direction de l’archipel des Xous, puis de l’île des Sergs, « c’est là où vous avez passé la nuit ». Hernaculum était divisée en deux parties, la rive orientale et la rive occidentale, et découpée en quartiers dont les noms correspondaient à leur situation géographique : les hauts, les médians, les bas, les fonds, les archipels et la Chute sans fin, la source chaldrienne.

La mine chiffonnée de Yorgâl trahissait le manque de sommeil et une humeur exécrable. Des taches maculaient sa veste boutonnée sur le côté et son pantalon de coton épais.

«J’en pouvais plus de vous attendre hier soir. Vous avez eu tort de ne pas venir. Moi, j’ai passé une sacrée nuit ! »

Il soulignait ses propos d’un sourire entendu et d’un regard salace, mais le son de sa forme exprimait la tristesse et la frustration.

« Et vous ? Vous avez dormi où ? »

Jaïfe répondit qu’un habitant d’Hernaculum avait consenti à les héberger.

« Vous avez eu de la chance. Vous avez entendu les cris des déchus ? Ça fout les jetons, pas vrai ? Dire que mon vieux jaque-bout m’engueule à chaque fois que j’aborde le sujet... Je vous cherchais depuis un bon moment.

— Comment nous as-tu trouvés ?

— Je suis revenu à la place où je vous ai laissés hier soir. Un homme m’a dit qu’il vous avait vus du côté de l’archipel des Xous.

— Pourquoi nous cherchais-tu ? »

Yorgäl se pencha vers eux avec une mine de conspirateur.

« Nous avons rendez-vous avec nos maîtres au fond de Cadect, murmura-t-il. Il paraît qu’il se passe de drôles de trucs là-bas.

— Quels trucs ? »

Yorgäl haussa les épaules.

« J’en sais rien. Le messager expédié par nos maîtres m’a seulement dit que nous devions nous y rendre de toute urgence. »

Seke se concentra sur le son de l’apprenti de Zaul, mais il n’entendit rien d’autre qu’un chant diffus imprégné de lassitude et de tristesse.

« Je me suis renseigné, reprit Yorgäl. Si nous partons maintenant, nous y serons avant le zénith d’Ur. »

Seke et Jaïfe se consultèrent du regard et, sans prononcer un mot, se mirent d’accord pour suivre leur condisciple.

Ils parcoururent d’abord la faille sur toute sa largeur par le réseau des passerelles et des ponts qui reliaient les archipels et les îles. Ils traversaient parfois des gouffres si profonds qu’on n’en voyait pas le fond et qu’on se demandait comment les bâtisseurs étaient parvenus à monter et étayer les tabliers. Au-dessus d’eux, la ville s’évasait de chaque côté comme un cône et se coiffait, tout en haut, de son éternel couvercle nébuleux émaillé d’argent par les rayons d’Ur. Des colonnes étincelantes s’évanouissaient et se reformaient au gré des vents et des mouvements des nues.

« On dirait un grand temple éphémère des mondes du Kôlk », murmura Jaïfe d’un air songeur.

A peine esquissé dans l’obscurité, le gigantisme d’Hernaculum se révélait dans toute sa dimension à la lumière du jour. Les constructions, claires pour la plupart, s’étendaient à perte de vue sur les pentes grises et le long du fond obscur de la gorge. La topographie de la ville avait nécessité une quantité invraisemblable d’ouvrages suspendus. On apercevait dans le lointain, enlisée dans les ténèbres, une tache blanche qui était sans doute le temple du nœud chaldrien. Les communautés agricoles du Nube devaient abattre un travail titanesque pour alimenter l’agglomération totalement démunie de ressources, hormis l’eau puisée dans les nappes phréatiques et acheminée vers les habitations par des aqueducs et des conduits souterrains. Si les conteurs gagnaient leur subsistance par l’exercice du verbe, comment se nourrissaient ceux qui n’avaient rien à échanger ? Étaient-ils condamnés à grossir les rangs de ces pauvres hères qui hantaient les ruelles des bas-fonds et croupissaient dans leur désespoir en attendant le passage des déchus ?

La rive orientale ressemblait comme une jumelle à sa sœur occidentale. Même enchevêtrement de constructions, de venelles, de terrasses, d’escaliers, de passerelles. Les seules différences étaient la couleur des pierres des façades, légèrement plus jaune, ainsi que l’agencement des rues, larges et pavées de dalles ocre.

Ils suivirent d’abord un chemin perpendiculaire à la faille dans la direction du nord, puis ils entamèrent leur descente par un escalier en spirale foré dans la roche. Ils atteignirent la ceinture des quartiers médians où régnait une grande agitation devant les étals dressés par des paysans de l’Anube. Affamé, Jaïfe n’eut qu’à faire valoir sa condition de disciple pour recueillir des fruits, des galettes, des morceaux de viande séchée et une gourde d’une boisson parfumée que Yorgäl appela le « vin d’herbes ». Un vieillard vêtu d’un ensemble et d’un bonnet de laine grossière lui baisa la main avec une ferveur embarrassante. Puisque les traits et les vêtements de ces trois-là ne ressemblaient pas à ceux des natifs de Logon, et que les moyens de communication étaient depuis longtemps interrompus entre les peuples humains disséminés dans la Galaxie, ils ne pouvaient être que des apprentis griots, des privilégiés qui avaient vogué sur les flots de la Chaldria. Et le simple fait de les toucher était une bénédiction, la promesse d’une bonne récolte ou d’une année faste. Aussi les trois disciples rencontrèrent-ils les pires difficultés à se dépêtrer de la foule rameutée par le vieil homme. Ils s’en tirèrent par de vagues promesses d’intercession auprès de leurs maîtres griots et, lorsqu’ils seraient devenus des visiteurs célestes à part entière, auprès de la Chaldria elle-même. Après qu’on leur eut attribué à chacun une besace bourrée de vivres et une gourde de vin d’herbes, ils s’engagèrent enfin dans une ruelle déserte avec l’impression persistante d’avoir effectué un long séjour dans les tentacules d’une hydre céleste des mythes de la Dispersion.

Ils atteignirent les bas-fonds au moment où les rayons d’Ur, déjà haut dans le ciel, teintaient d’or la chape nuageuse. Dans cette partie de la ville régnait une odeur tenace de décomposition. Les hommes qu’ils croisèrent, les uns vêtus de hardes, les autres entièrement ou partiellement nus, ne leur prêtèrent aucune attention. Seke ne captait plus le chœur lointain des profondeurs dans l’atmosphère hostile, étouffante. D’ailleurs, il n’entendait pratiquement plus les formes, ni les chants individuels qui évoluaient tout près de lui, ni les chœurs à l’amplitude magnifique, encore moins les chuchotements des grands cycles de temps. Peut-être son rapprochement avec la femme avait-il altéré la qualité de ses perceptions. Olphan n’affirmait-il pas qu’il suffisait du chant d’une femme pour épuiser toute l’énergie de la Chaldria ?

Yorgäl repoussa sèchement un mendiant qui le suivait depuis un bon moment en marmottant ses suppliques. L’homme roula à terre et poussa un glapissement suraigu qui retentit comme un signal. Une troupe menaçante surgit aussitôt des ruelles et des places adjacentes. Les lames de couteaux brillaient dans les mains de quelques-uns, d’autres agitaient des bâtons, d’autres encore brandissaient des pierres aux arêtes tranchantes. Cheveux emmêlés, yeux immenses et fiévreux, hardes nauséabondes. Des squelettes habillés de peau.

« Chierie ! souffla Yorgäl. Ces sacs d’os sont beaucoup trop nombreux pour nous. »

Ils ne vouaient pas non plus aux apprentis griots la même vénération que les paysans de l’Anube. Avaient-ils seulement la faculté de comprendre qu’ils agressaient de futurs voyageurs célestes ?

Seke se remémora le comportement des tritrilles acculés devant leur nid, l’énergie farouche avec laquelle ils combattaient bien que l’issue de la chasse ne fît aucun doute. Les yeux de Jaïfe, écarquillés par la terreur, l’imploraient d’intervenir, de renverser le cours d’une destinée qui semblait se briser dans les bas-fonds d’Hernaculum. Leur seule chance, c’était de frapper vite et fort, d’exploiter la confusion pour prendre la fuite.

Seke se défit de sa besace, de sa gourde, puis les projeta de toutes ses forces sur le groupe déployé dans la ruelle. Les squelettes s’éparpillèrent en bruissant comme des épis desséchés. Il se jeta à la gorge du moins rapide et referma les mâchoires sur ses cartilages. Le goût du sang le projeta des années en arrière, ranima cette tension irréelle de la chasse, cette vibration particulière des muscles et des nerfs. Il relâcha sa première proie et en frappa une deuxième au bas-ventre, avec une force telle qu’il sentit craquer les os au bout de son pied. Surexcité par les cris, dans un état second, il esquiva une lame qui sifflait vers sa poitrine, saisit le bras qui passait à portée de main, le tira en arrière et le brisa comme du bois mort.

« Seke ! Seke ! »

Les agresseurs avaient reculé, et Yorgäl et Jaïfe s’étaient déjà engouffrés dans la brèche. Seke percuta une ombre qui se dressait devant lui et se lança à toutes jambes sur les traces de ses condisciples.

Talonnés par la peur, ils coururent sans s’arrêter jusqu’à ce qu’ils n’entendent plus rien d’autre que le crépitement de leurs pas. Quand ils eurent semé leurs poursuivants, ils reprirent leur souffle au milieu d’une passerelle étroite qui surplombait un ensemble de constructions entassées sur un éperon rocheux. La lumière d’Ur peinait à s’immiscer entre les parois et les habitations resserrées.

Ils partagèrent le contenu des deux besaces et des deux gourdes restantes. Bien qu’amer, le vin d’herbes s’associa aux aliments pour les revigorer. Plusieurs gorgées furent nécessaires à Seke pour chasser le goût du sang de sa gorge et dissiper sa frénésie. Adossés à la rambarde de la passerelle, Jaïfe et Yorgäl lui jetaient des regards intrigués.

« Tu l’as égorgé comme un siumphe, finit par lâcher le disciple de Zaul. On aurait dit un putain de grand fauve. Y a pas grand-chose d’humain dans ta façon de te battre.

— Ta lâcheté, elle, est très humaine ! » siffla Jaïfe.

Un rictus de colère déforma les lèvres de Yorgäl. Seke crut un moment qu’il allait s’emparer de son condisciple et le jeter dans le vide.

« Tu ne t’es pas précipité non plus dans la bataille, il me semble...

— Peut-être, mais moi, je ne montre pas mes gros muscles à la première occasion ! Pour une fois qu’ils pouvaient servir à quelque chose ! »

Yorgäl considéra Jaïfe d’un air torve puis désigna Seke d’un coup de menton.

« Il a été trop rapide pour moi. J‘ai même pas eu le temps de me servir de ça. »

Il tira de la poche de sa veste un couteau à la lame courbe et au manche sculpté dans une matière blanche et lisse.

 

« Ils étaient trop nombreux, poursuivit-il en passant délicatement la pulpe de son index sur le fil de l’acier. La seule solution, c’était de profiter de l’ouverture. Mais t’inquiète pas pour moi : je sais ouvrir des brèches quand y a pas d’autre choix.

— Il était comment, ton monde ? »

La question de Jaïfe eut pour effet de désamorcer l’agressivité de Yorgäl.

« En quoi est-ce que ça t’intéresse ?

— Je suis curieux de savoir quelle planète a pu enfanter des hommes de ton genre. »

Yorgäl balaya d’un revers de main le ton sarcastique de son interlocuteur et dit, avec un sourire crispé :

« Un monde où les hommes de ton genre ne font certainement pas de vieux os. »

Le fracas de la chute les avertit qu’ils s’approchaient du fond de Cadect. Cela faisait un bon moment qu’ils avaient laissé derrière eux les habitations des fonds et qu’ils n’avaient pas croisé de passant. Le chemin, taillé dans le roc, s’était resserré pour se faufiler entre les reliefs. Aux façades et aux terrasses des maisons, aux arches et aux parapets des passerelles et des ponts, avait succédé un roc nu, gris, tout en angles et en lames. La pénombre s’imprégnait d’une brume humide et froide qui rendait le sol glissant.

La chute se dévoila subitement derrière un repli de la paroi. Majestueuse, elle tombait d’une hauteur que Seke évalua à plus de deux mille pas et s’abîmait dans un bouillonnement d’écume qui occultait en partie le bassin de retenue d’où s’évadaient deux canaux. Ils s’en approchèrent jusqu’à ce que les premières gouttes leur cinglent le visage et les épaules.

Seke ne vit personne dans les environs.

« Je croyais que nos maîtres nous avaient donné rendez-vous dans le coin ! »

Yorgäl se retourna et lui décocha un regard étrange.

Un regard de fou.

« Pas besoin de nos maîtres pour régler certaines affaires. Nous sommes deux, c’est bien suffisant, tu ne crois pas ?

— Deux ? Qu’est-ce que tu fais de... »

Le disciple de Zaul tira son couteau de sa poche, saisit Jaïfe par la taille, le plaqua contre lui et lui posa la lame sur le cou.

« Les hommes de son genre n’ont rien à faire dans les rues d’Hernaculum. »